À propos de l’émergence d’un cas d’addiction sexuelle sur l’île de Mayotte
Comment la découverte d’un espace psychique insulaire exotique investi depuis toujours par un imaginaire collectif et certains mythes peut-elle faire émerger des comportements sexuels compulsifs ? C’est ce dont vient témoigner l’histoire de Victor, un jeune homme expatrié à Mayotte. Sa prise en charge thérapeutique, s’appuyant sur des méthodes et techniques psychodynamiques et comportementales, permettra un amendement des symptômes et de poser les préliminaires d’un nouveau rapport à l’amour et à la sexualité, plus positive et harmonieuse.
Victor a 29 ans lorsqu’il débarque seul à Mayotte dans le cadre d’une expatriation en tant qu’ingénieur à la Direction de l’alimentation, de l’agri- culture et de la forêt. Passionné par la peinture et la découverte du monde en mode « sac à dos », sa venue à Mayotte était sous-tendue par le désir d’allier voyage et ancrage dans le quotidien d’un territoire exotique : « gagner sa vie » tout en profitant de l’ailleurs d’une île lointaine. Il habitait une maison rustique, au bord de l’eau, dans le sud de l’île, le Mayotte authentique, naturel et sauvage. Il ressentit rapidement une concordance « magique » entre ce qu’il avait désiré et ce qu’il vivait. Son « trip » était de se nourrir quasi exclusivement des produits de son potager, de son poulailler et de ses pêches. Avec Robinson en toile de fond, il avait un désir de vie autarcique dans une nature dépouillée, hors civilisation. Il était fasciné de voir les Mahorais, globalement si détachés des valeurs occidentales, comme paraissant insoumis à un quelconque ordre social. L’ambiance sexuelle lui était présentée comme débarrassée des tabous opprimants, comme le retour à un amour libre et candide. Il découvrait les mœurs locales d’une polygamie dissolue. Des femmes légitimes attendant avec fatalité des maris volages à des moments de la semaine toujours plus imprécis. Au loin, la musique d’une danse, celle, bien synchronisée, des allées et venues des maîtresses. Pas de bataille conjugale apparente. Un « faites l’amour pas la guerre » qui prenait pour lui les allures d’un « Woodstock sous les cocotiers ». Victor interpréta à sa manière les codes relationnels hommes-femmes. Un bien-être s’emparait de lui au contact de ce « peace and love » édénique. Un jardin originel où tout ne serait que jeux d’enfant. Une euphorie l’habitait peu à peu. En admirateur de Gauguin, il avait aménagé dans une pièce de sa « maison du jouir » son « atelier des tropiques ». Il y peignait avec une inspiration nouvelle des œuvres tout en fantaisie. Une hyperactivité frénétique le possédait. Il s’immer- geait dans la vie locale. Volontairement, et avec délectation, il se décivilisait peu à peu. Il se sentait à la fois « hippie, Robinson, artiste voyageur ». Et puis les femmes… un fantasme exalté par la grâce mystérieuse de la beauté autochtone. Il assistait comme un spectateur ensorcelé aux danses traditionnelles où tous les attributs de l’exotisme au féminin s’exprimaient simultanément dans une ondulation collective. Il ne lui fut guère difficile de transformer ce spectacle en une rencontre sensuelle. Telle une ivresse, la première aventure sexuelle lui fit vivre l’expérience d’une excitation et d’un plaisir si intense qu’elle fut fondatrice de tout ce qui advint par la suite. Les passades érotiques s’enchaînèrent dans un cercle vicieux, progressi- vement destructeur à son insu. Son quotidien se fixait de manière de plus en plus compulsive et ritualisée à la recherche de nouvelles aventures. Ce comportement s’imposait dans sa vie, en dépit de la connaissance de ses conséquences négatives sur les plans physique, psychologique et social (Karila et al., 2014). Il commençait à négliger son travail, arrivait régulièrement en retard et fatigué et avait reçu plusieurs avertissements fermes de sa hiérarchie. Il s’était totalement déconnecté de ses liens métropolitains familiaux et amicaux et avait abandonné ses loisirs habituels.
L’objet obscur de ses quêtes le menait vers une escalade. Le sujet face à lui n’existait qu’en tant qu’objet partiel coupé de tout lien amoureux et intime. Comme le souligne Vincent Estellon (2014), « le partenaire devient une sorte de corps étranger – telle une drogue absorbée – venant pour un temps apaiser une pénible tension angoissante […]. La sensation est venue prendre la place de l’affect qui est comme gelé, parfois jusqu’à l’épuisement, voire l’écœurement ».
Comme pour les immortaliser, il photographiait les jeunes femmes qui se prêtaient au jeu dans des attitudes insouciantes et ingénues. Après-coup, il se servait de ce matériel comme modèle pour ses futures productions picturales. Il ressentait une incomplétude, un inconfort coupable et une honte d’être tombé dans une surconsommation, profitant de la naïveté des jeunes femmes dont certaines attendaient une suite amoureuse. Il savait déjà qu’il ne s’y attacherait pas. C’était trop dangereux, trop risqué, car il pourrait, lui aussi, en tomber amoureux et se perdre. Une relation durablement intime n’était qu’impossibilité, incertitude et inévitable source de souffrance. Il préférait le déroulement hédonique et prévisible d’un cycle compulsif. Une séquence de prédateur : tension à la fois anxieuse et excitante de la traque, organisation de ses modalités, passage à l’acte, possession du fantasme, jouissance et repos contemplatif du guerrier. Inconsciemment, il semblait que c’était de ces instants d’émotions fortes et du mode de relation virtuelle établi dont il était avide et non pas du sujet réel face à lui, comme une dépendance aux effets de l’acte plus qu’à l’objet de son addiction (Bonnet, Pedinielli, 2010). Il entra dans le monde onirique de la nuit et de ses improbables rencontres avec ses sirènes, ses muses et ses démons… Il y rencontra des filles plus délurées et tomba dans des comportements sexuels toujours plus… nouveaux et extrêmes. Il s’était donné un principe : celui, dominant, du plaisir. Cette rencontre insulaire singulière avec le féminin lui offrait, comme nulle part ailleurs et comme « jamais jamais », l’occasion de faire fi des normes qui l’avaient oppressé insidieusement dans son histoire. Il était en train de dépasser les bornes et de dissoudre les frontières qui le séparaient de paradis toujours plus artificiels.
Apparu alors le spectre de l’enfer. Des événements survinrent comme des « interprétations sauvages » qui précipitèrent sa demande de prise en charge. Une de ses conquêtes, une jeune fille mineure de 14 ans (qui lui avait dit en avoir 19), le menaçait de porter plainte pour abus sexuel sur mineur. Deux autres jeunes femmes étaient venues le voir pour lui annoncer qu’elles étaient enceintes de lui. La plus jeune, âgée de 22 ans, en était tombée amoureuse. Elle voulait qu’il « répare » la situation en l’épousant, pour lui permettre de garder l’enfant de manière légitime au regard de la communauté. La seconde, âgée de 26 ans, s’était sentie humiliée après-coup. Déjà mariée et mère de famille, elle souhaitait avorter en contrepartie d’une réparation financière importante. Terrifié, il décida, après de longues semaines d’angoisse, de « négocier » et de payer aux trois jeunes femmes une somme d’argent colossale, s’endettant ainsi pour de longs mois ! Sous le voile de rapports entre adultes consentants, le spectre d’une réclusion carcérale et psychique se profilait. L’île magique et inspiratrice se transformait soudainement en l’enfer d’une île bagne. « Le jeu des parties de jambes en l’air » était bel et bien terminé. Il avait duré près d’un an. Ces événements avaient représenté, dans le réel et en condensé, l’objet de ses peurs : l’engagement amoureux par le mariage, la perspective d’une paternité, le mortifère d’une maladie grave sexuellement transmissible (« jouir n’était plus sans entrave »), une perte financière majeure (lui qui voulait « gagner sa vie ») et la rétorsion d’une incarcération. Dans sa montée aux enfers était venu se jouer son rapport aux limites de l’Autre, un père admiré mais lointain, inaccessible et oppressant. Dans ses symptômes thymiques hypomaniaques, un surmoi comme progressi- vement dissout dans le grand bleu d’une nature enchanteresse avec ses sirènes, ses muses et ses démons… Le père, représenté par les menaces de la loi et d’une possible répression, semblait comme revenir inconsciemment à la charge pour lui dire qu’il avait assez joué. C’est dans ce contexte qu’il vint consulter pour la première fois sur les conseils de son médecin traitant qui avait initié un traitement thymorégulateur. Il présentait un trouble thymique mixte, associant agitation anxieuse, culpabilité envahissante, irritabilité, logorrhée diffluente, hyperactivité stérile et insomnie quasi totale.
Synthèse clinique et diagnostique
Il apparaît intéressant d’extraire synthétiquement les grandes lignes diagnostiques de cette vignette clinique marquée par l’apparition d’une addiction sexuelle perdurant pendant près d’un an à la suite de son arrivée sur l’île. Nous avons ainsi pu observer :
• Des manifestations cognitives et émotionnelles : détachement envers un partenaire régulier, une appétence à séparer l’intimité du sexe, une faible estime de soi, une culpabilité et une honte liée au comportement sexuel excessif.
• Des manifestations comportementales : tentatives vaines et répétées de réduction ou de suppression des comportements sexuels excessifs qui deviennent centraux avec une perte de contrôle et de liberté, poursuite des comportements sexuels répétitifs malgré les conséquences indésirables ou le peu, voire l’absence de satisfaction retirée, conduites sexuelles à risque.
Ce concept d’addiction sexuelle s’inscrit dans le champ des addictions sans drogue ou des addictions comportementales au même titre que le jeu d’argent pathologique, le jeu vidéo pathologique, les achats compulsifs, l’addiction au sport et à l’activité physique, le travail pathologique (workaholisme), la cyberaddiction et les troubles du comportement alimentaire (Valleur, Velea, 2002).
La présence d’un trouble bipolaire de l’humeur a également pu être observée. Ce diagnostic n’a pu être posé qu’après l’apparition de troubles thymiques survenus sur l’île :
• Épisode dépressif un an avant son arrivée à Mayotte réactionnel à une rupture affective ; il durera près de six mois et ne nécessitera pas de prise en charge psychiatrique.
• Épisode hypomaniaque secondaire à son arrivée sur Mayotte, concomitant à l’addiction sexuelle. • Épisode mixte lié aux conséquences de son hypersexualité et précipitant la prise en charge.
Présence de certains traits de personnalité : impulsivité, manque de contrôle de soi, hypersen- sibilité à la perte, rejet de la routine et de la tradition, plaisir de la transgression, tendance à l’ennui, recherche de sensations fortes, faible estime de soi, trouble de l’attachement dans le lien à l’autre. Force est de constater que ces modalités de fonctionnement psychique rappellent les fonctionnements limites. Il en va de même pour les stratégies défensives (Estellon, 2016) : clivage amour / sexe, déni des émotions, idéalisation, omnipotence et dévalorisation, angoisses anacli- tiques et leur évitement, symptomatologie de l’agir et de la décharge immédiate.
Retour à la thérapie
Victor est l’aîné de sa fratrie ; il a deux sœurs. Son père était haut fonctionnaire, hyperactif, véhiculant une image forte au niveau social. Au sein du foyer, il était très en retrait et peu intéressé par l’éducation des enfants. Il est décrit comme dur, cassant, maladroit dans ses maniements affectifs avec Victor. Hypersensible, ce dernier s’était toujours senti dénigré, en défaut ; il lui portait des sentiments très ambivalents. Il lui vouait une admiration en tant que modèle de réussite inaccessible, mais ressentait aussi une colère profonde, une rébellion agressive à son encontre. Sa mère, quant à elle, issue d’une famille de riches propriétaires terriens en milieu rural, gérait le foyer. Elle n’avait pas fait d’études et avait épousé son mari à l’âge de 20 ans. Elle véhiculait l’image de celle qui tenait tout à la maison. Masquant une fragilité narcissique certaine, elle portait des principes implacables, ceux des traditions judéo-chrétiennes et du devoir conjugal. La sexualité n’était pas abordée, et y mettre des mots était tabou. Implicitement, une sexualité hédonique était fortement culpabilisée et synonyme d’une perte de maîtrise de soi. Elle prônait la fidélité à un homme pour la vie… Globalement, il émanait du discours parental des messages en double lien.
Devenir adulte était le grand leitmotiv, mais cette position cohabitait avec des jugements infantilisants qui entravaient des processus de maturation. Implicitement, le désir de garder un lien exclusif parent-enfant de type dominant-dominé. Les propos de sa mère envers son mari étaient aussi empreints de paradoxes : son père était idéalisé sur la représentation sociale qu’il véhiculait, en même temps que sévèrement critiqué sur son incompétence à la soutenir dans les obligations du foyer. Ayant grandi dans ce milieu social et familial très ancré dans ces valeurs bourgeoises « aseptisées, désaffectées, inodores et incolores », Victor avait ressenti une pesanteur insidieuse, un manque de liberté d’expression et d’action. Dans ces messages parentaux paradoxaux, il ressentait comme l’obligation de suivre un chemin tracé d’avance, « avec des radars partout, des dos d’âne, des feux rouges et des sens interdits ». Malheureusement, les règles de conduite qu’on lui avait présentées pour « réussir sa vie » ne parvenaient pas à le convaincre. Bien au contraire, elles étaient source d’une forte angoisse, car elles paraissaient terriblement compliquées et ennuyeuses. Être adulte était synonyme de déplaisir et de conformisme, d’impératifs et de sacrifices, « un chemin balisé et balisant ». Cette angoisse s’amplifiait au fur et à mesure des années. Inconsciemment, il ressentait le désir d’en rester là, dans la bulle transitionnelle d’un univers adolescent. De toute façon, on lui répétait sans cesse « qu’il n’était pas à la hauteur » et « qu’il resterait un gamin toute sa vie ». Ses relations amoureuses n’avaient été que des tentatives infructueuses « d’enterrer sa vie de jeune garçon ».
À certains égards, Victor faisait penser à ces sujets atteints du syndrome de Peter Pan, décrit par le psychanalyste Dan Kiley (1996). On y retrouvait l’irresponsabilité, les blessures narcissiques de l’enfance, le mode de pensée magique, le blocage émotionnel à un stade adolescent avec immaturité affective et impulsivités puériles. Victor avait cette capacité de neutraliser l’angoisse dans des refuges imaginaires et des projets qui lui donnaient l’illusion d’une éternelle jeunesse, obsédé par le refus d’un monde adulte, trop vieux, trop sérieux et trop normatif. Il disait avoir du mal à vivre l’évolution actuelle d’une société qu’il jugeait « conformiste, uniforme et aseptisée, comme ses parents ». Les us et coutumes de la vie moderne et sa consommation poussée à l’extrême le révoltaient. Une grande partie de cette rébellion était adressée à l’encontre des imagos parentales. Il voyait son entourage comme « complice du système ». S’offrir le dernier modèle de voiture, posséder « la belle baraque », s’habiller avec les dernières « fringues en vogue » et exposer à tout prix des signes extérieurs de richesse et de réussite sociale… autant d’aspirations qu’il considérait comme superficielles et aliénantes, en décalage avec ce qu’il voulait devenir : « un homme libre, pas le numéro d’un code-barres d’hypermarché ».
À défaut d’un père ayant pu lui montrer la grand-route, il prit lui-même sa route, à l’occasion de ses multiples voyages « backpacker », à la rencontre d’une altérité qui devait le révéler. Il redoutait tant de « s’embourgeoiser » un jour. Un an avant son arrivée à Mayotte, une rupture sentimentale vécue comme un nouvel échec précipita sa décision de partir. La vie en couple lui était apparue comme une impossibilité, dont il s’était senti fortement responsable, puis très vite coupable. Il traversa une période dépressive pendant près de six mois. Vint alors l’acting out du départ de la métropole, hors père, et son arrivée sur l’île avec les possibilités qu’elle lui offrait. Il lui fallait vivre, dans le réel, l’aventure d’une autre rupture pour se reconnaître. Ce « neverland » insulaire devenait le dessein secret d’une quête initiatique.
Les discours cassants et dévalorisants d’un père admiré, la surprotection anxieuse et les attentes inaccessibles (en double lien) de sa mère avaient abouti à un profil d’attachement insécure. Il présentait des distorsions dans sa représentation des relations aux autres, du type « Je ne suis ni estimé ni estimable », « Je ne peux m’appuyer sur personne pour m’estimer ». Dans ses rapports aux femmes, il était resté « un charmant garçon, séducteur, un brin misogyne » qui mobilisait une attention maternelle chez ses ex-compagnes. Du regard des femmes, il en attendait un amour inconditionnel et exclusif. Ses brèches narcis- siques l’entraînaient dans des relations affectives instables, destructrices et vouées à l’échec. En effet, . Une de ses compagnes était partie, car il ne supportait pas son indépendance et sa force de caractère, tandis qu’une autre ne tolérait plus son immaturité : quand elle lui avait signifié son désir de mariage et d’avoir des enfants, il avait tout fait pour précipiter la rupture. Son hypersensibilité à la perte avait déclenché l’épisode dépressif évoqué plus haut.
Le cercle vicieux des compulsions sexuelles lui avait donné l’illusion de combler ses failles narcis- siques et de rehausser l’estime d’une masculinité incertaine. La ritualisation de « ses chasses » lui permettait d’acquérir un sentiment de pouvoir et de contrôle sur l’Autre féminin, de jouer la scène de l’homme conquérant et protecteur, en prenant soin de se tenir à distance d’émotions amoureuses. Cette addiction sexuelle est donc née de sa rencontre avec l’environnement insulaire, dont la perception a outrepassé tout ce qu’il avait imaginé. L’île s’apparente ainsi à une bulle replongeant le sujet dans une sorte d’adolescence mue par une offre sexuelle absolue, favorisant le passage à l’acte et l’engrenage addictif. Les enveloppes psychiques fragilisées semblent s’effacer au profit de pulsions sexuelles issues du cerveau primitif reptilien (Solano, 2010) qui néglige les facettes émotionnelles de la sexualité. Ce cerveau pulsionnel reptilien recèle nos instincts et des schémas répétitifs et compulsifs, d’où sa prédominance, en particulier pendant les premières années de notre puberté. Toujours dans la perspective d’une pratique psycho- thérapique intégrative, quelques outils d’approche comportementale se montrèrent efficaces dans la prise en charge :
• Transformer certains systèmes de pensée en instaurant de nouveaux modes relationnels plus particulièrement centrés sur l’intimité émotion- nelle nécessaire à des rapports amoureux plus harmonieux (partager des sentiments personnels, démontrer de la bienveillance et des affects positifs).
• Apprendre à capituler face au pouvoir de l’addiction. • S’entraîner aux habiletés sociales en démontrant un comportement approprié dans une variété de contextes, comme le quotidien, le travail, et en réintégrant correctement les systèmes sociaux. • Gérer des tensions en explorant des alterna- tives au comportement addictif en vue d’obtenir une meilleure satisfaction des besoins de base. C’est ainsi que Victor reprit une activité sportive, pratiqua du yoga et se réalisa autrement dans sa passion pour la peinture.
Victor, loin de se perdre, avait pu se reconnaître et apprivoiser ses émotions. La thérapie l’aida aussi à retravailler ses toiles, ce qui eut pour lui l’effet de se sublimer et de s’affirmer. L’exposition de ses créations eut un rôle réparateur. Symboli- quement, elle lui avait montré qu’une fêlure pouvait se transformer en un acte créatif, à condition de s’appuyer sur une médiation humaine et artistique.
Deux ans après le début de la thérapie, Victor initia une nouvelle histoire amoureuse. L’intimité émotionnelle et physique qu’il partageait avec cette femme renforçait ses nouvelles fondations. Il ressentait profondément le désir d’avancer sur un chemin commun. Naviguer en solitaire « sur la route » n’avait plus de sens. Quelques semaines avant leur départ de Mayotte, il apprit que sa compagne était enceinte. Lors des dernières séances, la perspective de la paternité lui avait fait dire : « Être père… comme le désir de partager une nouvelle aventure, la vraie, l’ultime […]. L’errance est finie. Je vois mon histoire différemment, car je lui ai donné trop de pouvoir. Je l’accepte avec une certaine paix, moins d’incertitude et moins d’angoisse. J’avais construit en grande partie les murs de ma propre geôle […]. Je ressens une liberté nouvelle, celle queje recherchais confusément depuis des années […]. Le voyage intérieur est achevé. »
Spécificités psychopathologiques de l’hypersexualité insulaire
Cette observation permet d’illustrer les enjeux de la survenue d’une addiction sexuelle en milieu insulaire. Ces symptômes ne se seraient sans doute jamais déclenchés en dehors de ce voyage. Le jaillissement de cette addiction particulière fut le fruit d’une rencontre entre :
• un sujet habité de son histoire et présentant des facteurs de vulnérabilité liés à certains traits de personnalité prédécrits,
• l’« objet » féminin exotique comme une invitation au plaisir sexuel absolu dans ce contexte interne de tension névrotique,
• et ce, dans un environnement sexuel singulier : les mœurs locales et une sexualité en apparence libre, non réprimée et débarrassée des codes occidentaux habituels, donnent l’illusion qu’une « consommation » facile apparaît accessible dans un espace où « jouir sans entrave » s’avère de l’ordre du possible.
Le plaisir devint excès. L’excès devint pathologie.
L’hypersexualité insulaire : une danse à quatre temps
Les conflits intimes de Victor ont motivé son arrivée sur l’île et ses possibilités. Il s’y opéra quelque chose de l’ordre d’un « transfert insulaire » (Reverzy, 1990) où les événements sur l’île eurent une fonction d’« interprétation sauvage ». Ils représentèrent effectivement, dans le réel et en condensé, l’objet de ses angoisses. C’est ainsi que, dans une autre perspective, nous pourrions articuler l’histoire mahoraise de Victor comme une danse à quatre temps.
• Le temps des îles du désir : en tant qu’allégorie de l’ailleurs et de la rupture, l’île est un lieu hors du temps, véhiculant un imaginaire collectif riche en productions littéraires, récits, contes et légendes. Elle représente ainsi un point de capture de projections fantasmatiques puisant leurs sources dans certains mythes signifiants (Buron, 2013).
• Le mythe de Robinson comme figure du héros, symbole de l’indépendance virile et de l’intel- ligence pragmatique dans l’ailleurs extrême d’une île déserte, tropicale, sauvage et rebelle. L’histoire de Robinson symbolise l’organisation d’un temps libre hors civilisation, un désir de vie autarcique, retour aux gestes ancestraux de l’autoconservation et de l’autosuffisance. Il est réponse à la question du « comment on faisait avant ? ».
• Le mythe des hippies comme désir contre-culturel d’une vie hors système, retour à la nature créatrice, à la paix et à la libération sexuelle : « Faisons l’amour pas la guerre », « Jouissons sans entrave », associé à la consommation d’élixirs toxiques élargissant le champ de la conscience et l’accès aux paradis artificiels.
• Le mythe des artistes voyageurs. La vie de Paul Gauguin qui s’expatria en Polynésie pour y créer son « atelier des tropiques » et sa « maison du jouir ». Il y trouva une inspiration nouvelle, loin de la civilisation occidentale conventionnelle et artificielle.
• Le mythe du « Neverland » de Peter Pan, jeune garçon tout vêtu de vert, qui, refusant de grandir, s’évade dans un pays imaginaire, une île, un pays du « jamais jamais » plein d’aventures ! Une révolte (en même temps qu’une identification ambivalente) contre le père, illustré par la figure du Capitaine Crochet, la présence vitale de la mère (Wendy) et « les lumières » de la Fée Clochette.
• Le mythe de la nouvelle Cythère, utopie érotique de l’imaginaire occidental née des récits des grands explorateurs du xviiie siècle découvrant l’archipel polynésien. Les mœurs sexuelles des Tahitiens (Tcherkésoff, 2004) y sont décrites comme « un hymne à la jouissance », une « célébration de l’amour libre et exécuté en public ». Ce territoire insulaire fut présenté comme un paradis sexuel « où la seule religion était l’amour » et où les jeunes filles, comme des Eve avant le péché originel, s’offraient sans interdit.
• Le temps de la rencontre insulaire antérieurement décrite.
• Le temps de l’addiction sexuelle.
• Le temps de la thérapie : un « voyage intérieur » comme sortie du syndrome.
Métaphoriquement, ce temps de sortie du syndrome pourrait être vu comme les manœuvres du navigateur cherchant à sortir de l’enclos de l’île : appréhender au mieux « la passe » de la barrière de corail en évitant l’écueil des récifs. Un mauvais maniement de ce temps fait craindre le naufrage. Sa réussite, une libération vers une navigation inédite. Les symptômes n’auront été qu’une escale tourmentée permettant l’exploration de nouveaux horizons vers une vie sexuelle plus constructive.
Conclusion
L’île, en tant que représentation d’un espace circonscrit, investi depuis toujours par un imaginaire collectif et certains mythes, s’avère potentiellement pathogène puisque pourvoyeuse de projections fantasmatiques illimitées. Cette bulle replonge le sujet dans une sorte d’adolescence mue par une offre sexuelle infinie qui favorise les passages à l’acte et la survenue d’une addiction sexuelle. De tels accès aux plaisirs débridés balaient les défenses et entraînent une désinhibition érotique répétée, provoquant une effraction psychique qui associe désordres psychologiques et hypersexualité. L’acte sexuel devient un culte en soi, à travers des rituels de plus en plus délétères.
Les stratégies thérapeutiques, en s’appuyant sur des techniques psychodynamiques et comportementales, ont permis un amendement des symptômes et ont posé les préliminaires d’un nouveau rapport à l’amour et à la sexualité, plus positive et harmonieuse.
Lionel Buron
Psychiatre, praticien hospitalier, centre hospitalier de Mayotte
Bibliographie
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Reverzy J.-F., 1990, « Feuilles de songes : chronique du transfert insulaire », L’Espoir transculturel. ii. Îles et fables. Parole de l’autre, paroles du même. Linguistique, littérature, psychanalyse, Paris, L’Harmattan.
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