Par Cosimo Trono . Psychanalyste, psychothérapeute, écrivain et éditeur parisien.
Sexualité et sublimation semblent à première vue s’opposer, et difficilement se concilier dans le discours commun. Comme s’il devait y avoir le faire ou la pratique de la sexualité, et le dire ou la sortie vers le haut par la sublimation. L’une plus terre à terre, alors que l’autre ne viserait que les nourritures célestes. Il n’en est rien! Je dirai même qu’il n’y a pas de vraie vie sexuelle, profonde et satisfaisante pour les partenaires sans la capacité de sublimer, de monter le niveau, si j’ose dire, de la littéralité nécessairement langagière de la sublimation. Cela tient à la relation essentielle de la sexualité avec l’univers des fantasmes qui la soutiennent et l’irriguent. C’est en 1908 que Freud écrit un texte central dans la question de la sublimation, Der Dichter und Das Phantasieren, (Le créateur littéraire et la Fantaisie, ou Le poète et le fantasmer). A savoir un texte central sur la question de l’écriture comme support majeur de la sublimation des pulsions. Texte à mon sens mal interprété si on veut faire passer la sexualité vers un étage supérieur qui n’en serait plus qu’une substitution, et non aussi une condensation. Mais loin de là ! L’écriture est un fantasme de réalisation pulsionnelle, qui est intrinsèque à la pratique sexuelle quelle qu’elle soit. De nos jours on en fait grand usage par les textos que les amoureux peuvent librement échanger. Avec plus ou moins de réussite littéraire, il est vrai. La photo-vidéo servant souvent de parasitage à l’expression poétique propre à chacun(e). « La question de la sublimation est l’Arlésienne de la psychanalyse, une chose (la Chose, Das Ding) dont on se préoccupe beaucoup, (…) mais qui n’apparaît jamais sous une forme achevée. Et pour cause. Tel le furet qui métaphorise le désir qui court, qui court, elle est partout… » j’écrivais je en 2008. Sauf au bon endroit, j’ajouterai. À savoir la représentation des corps dans les fantasmes de désirs, véritables cartes géographiques du ressenti pulsionnel inconscient. Il n’y a pas d’un côté les sphères élevées de la réalisation pulsionnelle dans les activités artistiques ou les pratiques sociales les plus valorisées; et de l’autre les basses besognes pulsionnelles dans la sphère érotique qui se réclament des objectifs obscènes de l’humanité. Les deux sphères sont entremêlées dans l’intimité de leur expression. Ce qui malheureusement n’est pas toujours le cas. Comme l’affirmait Jean Laplanche dans son enseignement sur la Sublimation (1970-71) : « La sublimation est certainement l’une des croix de la psychanalyse et une des croix de Freud ». Entendons la croix comme un carrefour par où doivent passer les êtres humains et leurs pulsions, condamnés à le dire autrement que par l’acte sexuel. Freud lui-même n’a jamais écrit un texte sur la métapsychologie de la sublimation. Et dans la cure psychanalytique la sublimation est toujours explorée comme une issue, la seule issue valable à l’analyse, mais jamais comme un processus repérable consciemment dans ses diverses composantes langagières. Freud en parle dès 1895 dans ses lettres à Fliess. Et en 1898, dans la lettre du 9 octobre il commencera à s’intéresser à Léonard de Vinci, socle dur, peut-on dire, de la sublimation. « Je rumine sur toutes choses – lui écrit-il. Dont « Leonardo, à propos de qui aucune histoire d’amour n’est connue… ». Il faudra attendre 1910 pour qu’il publie un essai sur ce monument humain de l’historie de l’art et de la littérature (rappelons nous de ses 1656 pages des Carnets!). Lorsqu’il fait de Mona Lisa le modèle de l’alliage entre sublime artistique et l’in-monde de l’obscène. « Plusieurs critiques reconnaissent dans la belle Florentine la figuration la plus parfaite des oppositions qui caractérisent la vie amoureuse de la femme – écrit-il, (ce que de nos jours ne manquerons pas de taxer de machisme paternaliste) – réserve et séduction, tendresse pleine d’abandon et sensualité d’une exigence sans égard, dévorant l’homme comme quelque chose d’étranger ». Il cite à ce propos un auteur italien décrivant Mona Lisa « Buona e malvagia, crudele e compassionevole, graziosa e felina, ella rideva » (« Bonne et mauvaise, cruelle et compatissante, gracieuse et carnassière, elle riait »). Quand considérera-t-on la sexualité comme un projet d’élévation amoureuse et spirituelle des potentialités humaines et de réalisations de jouissances diverses et variées entre adultes étrangers et consentants? À partir de cette intrication pulsionnelle et poétique dans le fantasme de chacun(e) on pourra regarder les fresques de la Chapelle Sixtine comme si elles étaient Le Jugement Dernier de la jouissance, une métaphore, une tentative majeure d’élévation des bassesses non plus infernales de la pulsion sexuelle, sans avoir à recouvrir les « hontes » (ainsi qu’on appelait les organes génitaux) par des « braghe » ( des cache-sexe) apposées par les censeurs des fresques de Michel-Ange. « Sans reproche et sans honte » (Ohne Vorwurf und ohne Schämen), selon les mots de Freud.
Nb . Texte inspiré d’une conférence donnée à Espace Analytique le 28 juin 2008 Quelques réflexions sur la sublimation et l’écriture chez Freud. Paru en décembre 2009 dans la revue Langages, publication du Laboratoire de Paris XIII-Villetaneuse, in Cahiers de l’infantile, Paris, L’Harmattan (pp.165-178). Reparu in L’intemporelle fragilité de l’inconscient. Clinique de l’être et de la lettre, de Cosimo Trono, Paris, Penta Éditions, 2012 (pp. 199-211).